La réalité de l’économie mondiale : beaucoup de travail, pas assez de salaire

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Même si les marchés de l’emploi sont tendus dans de nombreuses grandes économies, le faible taux de chômage ne parvient pas à stimuler une forte hausse des salaires, ce qui met les travailleurs en colère.

Dans de nombreux grands pays, les marchés du travail sont extrêmement tendus, avec des taux de chômage qui ne représentent qu’une fraction de ce qu’ils étaient lors de la crise de ces dernières années. Pourtant, les travailleurs attendent toujours un avantage qui accompagne traditionnellement un chômage moins élevé: des salaires plus élevés.

Pourquoi les salaires n’augmentent pas plus vite?

Plus de trois décennies après que Ola Karlsson ait commencé à peindre des maisons et des bureaux pour gagner sa vie, il a vu la richesse pétrolière transformer l’économie norvégienne. Il a participé à un boom de la construction qui a remodelé Oslo, la capitale. Il a vu les loyer grimper dans le centre de la ville. Ce qu’il n’ a pas vu depuis de nombreuses années, c’est une augmentation de salaire, même si le taux de chômage de la Norvège est resté inférieur à 5 pour cent, ce qui indique que les travailleurs sont rares.

« Le salaire a été au même niveau », a déclaré M. Karlsson alors qu’il s’arrêtait de peindre un complexe de bureaux dans la banlieue d’Oslo. « Je n’ai pas vu mon salaire augmenter depuis cinq ans. »

Sa plainte résonne bien au-delà des rives nordiques. Dans de nombreux grands pays, dont les États-Unis, la Grande-Bretagne et le Japon, les marchés du travail sont extrêmement tendus, avec des taux de chômage faibles, et pourtant les salaires n’augmentent pas.

Non augmentation des salaires: un casse-tête économique.

Certains économistes affirment que le monde est toujours aux prises avec la gueule de bois causée par le pire ralentissement économique depuis la Grande Dépression. Une fois que la croissance prendra de l’ampleur, les employeurs seront obligés de payer plus cher pour combler les postes.

Mais d’autres économistes affirment que la faible croissance des salaires est un indicateur d’un nouvel ordre économique dans lequel les travailleurs sont à la merci de leurs employeurs. Les syndicats ont perdu du poids. Les entreprises comptent sur les travailleurs temporaires et à temps partiel tout en déployant des robots et d’autres formes d’automatisation de manière à pouvoir produire plus sans payer plus aux êtres humains. La mondialisation a intensifié les pressions concurrentielles, reliant les usines d’Asie et d’Amérique latine à des clients en Europe et en Amérique du Nord.

« En général, les gens ont très peu d’influence pour obtenir une augmentation de leurs patrons, individuellement et collectivement », dit Lawrence Mishel, président de l’Economic Policy Institute, une organisation de recherche axée sur les syndicats à Washington. « Les gens qui ont un travail décent sont heureux de pouvoir garder ce qu’ils ont. »

Les raisons de la stagnation des salaires varient d’un pays à l’autre, mais la tendance est générale.

Aux États-Unis, le taux de chômage est tombé à 4,2 % en septembre, soit moins de la moitié des 10 % observés pendant la pire période de la Grande Récession. Pourtant, pour le travailleur américain moyen, les salaires n’avaient augmenté que de 2,9 % par rapport à l’année précédente. C’était une amélioration par rapport aux derniers mois, mais il y a dix ans, lorsque le taux de chômage était plus élevé, les salaires augmentaient à un taux supérieur à 4% par année.

En Grande-Bretagne, le taux de chômage a chuté à 4,3 % en août, son niveau le plus bas depuis 1975. Pourtant, les salaires n’ont augmenté que de 2,1 % au cours de la dernière année. C’était inférieur au taux d’inflation, ce qui signifiait que les coûts des travailleurs augmentaient plus rapidement que leur salaire.

Au Japon, la faible croissance des salaires est à la fois le symptôme d’une économie tendue par les inquiétudes et un constat qui pourrait maintenir l’avenir des salaires au pays du soleil levant à un niveau bas, privant les travailleurs de pouvoir d’achat.

En Norvège, comme en Allemagne, les augmentations modestes des salaires sont le résultat d’une coordination entre les syndicats et les employeurs afin de maintenir les coûts à un bas niveau pour soutenir l’industrie. Cela fait pression, par effet boule de neige, sur la France, l’Italie, l’Espagne et d’autres pays européens pour que les salaires restent bas afin de ne pas perdre de commandes.

Mais cette tendance reflète aussi un afflux d’entreprises douteuses, dont le personnel est composé d’immigrants qui reçoivent des salaires bien inférieurs aux taux en vigueur, ce qui sape le pouvoir syndical.

Que cela se passe même en Norvège, dont le célèbre modèle nordique privilégie l’harmonie sociale, souligne les forces mondiales qui sont à actuellement à l’œuvre. Les emplois qui exigent des compétences spécialisées et poussées sont de plus en plus nombreux. Il en va de même pour les emplois peu rémunérés et peu qualifiés. Les positions intermédiaires sont constamment menacées.

« La crise a accéléré l’ajustement, la restructuration de la production de biens et plus encore dans le secteur des services », déclare Stefano Scarpetta, directeur de l’emploi, du travail et des affaires sociales à l’Organisation de coopération et de développement économiques à Paris. « Beaucoup de ceux qui ont perdu leur emploi et qui sont retournés au travail ont trouvé des emplois moins bien payés. »

Le pouvoir syndical s’est érodé

En novembre 2016, une semaine après l’élection de Donald J. Trump à la présidence des USA pour ramener des emplois en Amérique, les habitants d’Elyria, Ohio, une ville de 54 000 habitants à environ 50 kilomètres à l’ouest de Cleveland, apprirent qu’une autre usine locale était sur le point de fermer.

L’usine est exploitée par 3M, fabriquant de matières premières pour les éponges. Les conditions y sont influencées par un aspect de plus en plus rare de la vie américaine: un syndicat qui représente les travailleurs.

Le syndicat a prétendu que la fermeture était le résultat d’un transfert de production au Mexique. La direction a dit qu’elle réduisait simplement la production alors qu’elle se débattait avec une surabondance venant d’Europe. Quoi qu’il en soit, 150 personnes vont perdre leur emploi, dont Larry Noel.

M. Noel avait commencé à travailler à l’usine sept ans plus tôt comme ouvrier général, gagnant 18 $ de l’heure. Il avait fait son chemin dans l’entreprise jusqu’à gagner 25,47 $ de l’heure. Il devrait repartir de zéro en sachant que la plupart des emplois qui conviendraient à M. Noel lui rapporteraient moins de 13 dollars l’heure soit un salaire divisé par 2.

« Ces compagnies le savent », dit-il. « Ils savent que tu as besoin d’un travail, et tu dois le prendre. Beaucoup d’entre nous aimeraient que le syndicat joue son rôle, car nous aurions de meilleurs salaires. »

L’année dernière, seulement 10,7% des travailleurs américains étaient représentés par un syndicat, contre 20,1% en 1983, selon les données du ministère du Travail. De nombreux économistes considèrent que ce déclin explique pourquoi les employeurs peuvent payer des salaires moins élevés.

En 1972, les travailleurs dits productifs – environ 80% de la main-d’oeuvre américaine – rapportaient des salaires moyens équivalant à 740 $ par semaine en dollars d’aujourd’hui, après ajustement pour tenir compte de l’inflation, selon une analyse des données fédérales effectuée par l’Economic Policy Institute. L’an dernier, le travailleur moyen gagnait en moyenne 724$ par semaine. En 44 ans, le travailleur américain type a donc subi une baisse de salaire d’environ 2%.

 

Jouer sur la peur du salarié

L’économie conventionnelle suggère que c’est un excellent moment pour Kuniko Sonoyama de demander une augmentation substantielle des salaires. Au cours des 10 dernières années, elle a travaillé à Tokyo, où elle a inspecté du matériel High Tech pour de grandes sociétés d’électronique.

Après des décennies de déclin et de stagnation, l’économie japonaise a connu une croissance pendant six trimestres consécutifs. Les bénéfices des sociétés atteignent des sommets sans précédent et la population du Japon est en déclin, en raison des restrictions imposées à l’immigration et du faible taux de natalité. Le taux de chômage n’est que de 2,8 %, le plus bas niveau en 22 ans.

 

 

Pourtant, Mme Sonoyama, comme un nombre croissant de travailleurs japonais, est employée par le biais d’une agence de placement temporaire. Elle n’ a reçu qu’une seule augmentation – il y a deux ans, lorsqu’elle a accepté une mission difficile.

« Je me demande toujours si c’est OK. que je ne sois jamais augmentée », a dit Mme Sonoyama, 36 ans. « Je suis inquiete pour l’avenir. »

Les salaires moyens dans le pays n’ont augmenté que de 0,7 pour cent l’an dernier, après ajustement pour tenir compte de l’augmentation du coût de la vie. Le gouvernement a pressé les entreprises de payer des salaires plus élevés, sachant que trop d’angoisse économique se traduit par un déficit des dépenses de consommation, ce qui limite les salaires pour tous. Mais les entreprises ont surtout choisi de ne pas partager leurs bénéfices avec leurs employés. Beaucoup hésitent à assumer des coûts supplémentaires par crainte que les bons résultats ne durent pas.

Depuis l’éclatement de la bulle monumentale de l’investissement immobilier au Japon au début des années 1990, le pays est aux prises avec un résidu pernicieux de cette époque: la déflation ou la chute des prix. La baisse des prix a limité l’incitation des entreprises à investir et à embaucher. Ce que font les entreprises en matière d’emploi implique de plus en plus les agences de placement qui permettent plus de flexibilité qu’un salarié classique.

Aujourd’hui, près de la moitié des travailleurs japonais de moins de 25 ans occupent des postes à temps partiel ou temporaires, contre 20 % en 1990. Et les femmes, qui gagnent généralement 30 % de moins que les hommes, occupent un nombre disproportionné d’emplois. Des années de réduction des coûts des entreprises ont affaibli les syndicats japonais, qui tendent à privilégier la sécurité de l’emploi sur les salaires.

La récente hausse des salaires, bien que modeste, a fait naître l’espoir d’une augmentation des dépenses qui encouragerait les entreprises à hausser les salaires et à reclasser les travailleurs temporaires au rang d’employés à temps plein.

Jusqu’ à ce que cela se produise, les travailleurs resteront probablement confinés, réticents à dépenser.

Personne n’est censé s’inquiéter en Norvège.

En Norvège, le modèle nordique a été méticuleusement conçu pour offrir des niveaux de vie universels qui sont abondants selon les normes mondiales.

Les travailleurs bénéficient de cinq semaines de congés payées par an. Tout le monde reçoit des soins de santé dans le cadre d’un programme gouvernemental. Les universités sont gratuite. Lorsque les bébés arrivent, les parents obtiennent une année de congé de maternité et de paternité. Tout cela s’affirme par un consensus social profond et soutenu par une richesse pétrolière prodigieuse.

Pourtant, même en Norvège, les forces économiques mondiales exposent un nombre croissant de travailleurs à de nouvelles formes de concurrence qui limitent les salaires. Les immigrants d’Europe de l’Est prennent les emploi et les postes temporaires augmentent.

En théorie, les travailleurs norvégiens sont protégés de telles situations. Dans le cadre du système élaboré de négociation norvégien, les syndicats, qui représentent plus de la moitié de la main-d’œuvre du pays, négocient avec les associations d’employeurs pour établir un tarif général couvrant les salaires dans tous les secteurs d’activité. Au fur et à mesure que les entreprises deviennent plus productives et plus rentables, les travailleurs s’approprient une part proportionnelle des bénéfices.

Les employeurs sont censés payer les travailleurs temporaires à la même échelle que leurs employés permanents. En réalité, les jeunes entreprises ont trouvé des solutions pour contourner cette loi, employant les Européens de l’Est à des salaires nettement inférieurs que leurs homologues norvégiens. Certaines entreprises versent des salaires standard aux travailleurs temporaires, mais leur font ensuite faire des heures supplémentaires sans rémunération supplémentaire. Les syndicats se plaignent de cette application inégale.

« L’employeur norvégien et le travailleur polonais préféreraient tous deux avoir des emplois mal rémunérés », a déclaré Jan-Erik Stostad, secrétaire général de Samak, une association de syndicats nationaux et de partis sociaux-démocrates. « Ils ont un intérêt commun à essayer de contourner les règlements. »

Les dirigeants syndicaux, conscients que les entreprises doivent réduire leurs dépenses ou risquer de perdre ldes parts de marché, ont approuvé à contrecoeur l’embauche d’un nombre croissant de travailleurs temporaires qui peuvent être congédiés à peu de frais.

Les délégués syndicaux sont pressés par la concurrence et ils disent:« Si nous ne les utilisons pas, les autres entreprises remporteront les contrats », a déclaré Peter Vellesen, directeur d’Oslo Bygningsarbeiderforening, un syndicat qui représente les maçons, les travailleurs de la construction et les peintres. « Si la compagnie perd les appels d’offre, il perdra son travail. »

L’année dernière, des entreprises espagnoles et italiennes ont remporté de nombreux contrats pour la construction de tunnels au sud d’Oslo, faisant venir des travailleurs à bas salaires de ces pays. Le syndicat de M. Vellesen a organisé la venue de travailleur et les Européens de l’Est comptent maintenant un tiers de ses quelque 1 700 membres. Mais les tendances sont clairement visibles dans la comptabilité.

De 2003 à 2012, les travailleurs de la construction norvégiens ont connu des augmentations salariales inférieures à la moyenne nationale chaque année, sauf deux, selon une analyse des données gouvernementales réalisée par Roger Bjornstad, économiste en chef à la Fédération norvégienne des syndicats.

Lorsque M. Karlsson, le peintre, est arrivé en Norvège de sa Suède natale au milieu des années 1990, presque tout le monde dans le métier était un travailleur à temps plein. Récemment, alors qu’il peignait les bureaux d’un ministère du gouvernement, il a rencontré des travailleurs albanais. Il gagnait environ 180 couronnes par heure, soit environ 20 €; les Albanais lui ont dit qu’ils étaient payés à peine un tiers de cette somme.

« Le patron pouvait les appeler, et 20 gars se tenaient dehors, prêts à travailler », a dit M. Karlsson. « Ils travaillent des heures supplémentaires sans rémunération. Ils travaillent les week-ends. Ils n’ont pas de vacances. C’est dur pour une entreprise légitime de rivaliser. »

Il a souligné qu’il était favorable à l’ouverture des frontières. « Je n’ai aucun problème avec la venue des Européens de l’Est », a-t-il dit. « Mais ils devraient avoir les mêmes droits que nous, pour qu’on puisse tous rivaliser sur un pied d’égalité. »

Même dans les secteurs spécialisés et mieux rémunérés, la hausse des salaires en Norvège a ralenti, les syndicats et les employeurs coopérant pour améliorer la rentabilité de leurs entreprises. C’est un contraste marqué par rapport aux décennies précédentes, lorsque la Norvège a compté sur les bénéfices des exportations de pétrole tout en accordant des augmentations salariales qui atteignaient 6 % par an. Alors que la crise financière mondiale s’est déclarée en 2008, provoquant un choc puissant en Europe, les salaires élevés de la Norvège ont désavantagé les entreprises norvégiennes sur le plan concurrentiel. C’est d’autant plus vrai que le chômage de masse s’est généralisé en Italie, au Portugal et en Espagne, ce qui a fait baisser les salaires sur l’ensemble du continent. Et surtout parce que les syndicats allemands ont consenti à des bas salaires pour maintenir la domination du pays à l’exportation.

À partir de la mi-2014, une chute abrupte des prix mondiaux du pétrole a ravagé l’industrie énergétique norvégienne et les plus vastes secteurs manufacturiers du pays. Cette année-là, les salaires norvégiens n’ont augmenté que de 1 % après prise en compte de l’inflation, et de seulement un demi pour cent l’année suivante. En 2016, les salaires ont diminué en termes réels de plus de 1 %.

Peder Hansen n’aimait pas l’idée d’une augmentation de salaire moins importante, mais il n’était pas non plus très embêté. M. Hansen travaille dans une raffinerie de nickel à Kristiansand, une ville nichée dans les recoins de la côte sud de la Norvège. Son usine fait partie de Glencore, la gigantesque société minière anglo-suisse. Une grande partie de la production de l’affinerie est destinée aux usines japonaises qui utilisent le nickel pour fabriquer des voitures et de l’électronique. Récemment, les prix du nickel ont été faibles, ce qui a limité les recettes. Cette année, le syndicat de M. Hansen a accepté une augmentation d’environ 2,5%, soit un peu plus que l’inflation. « S’ils augmentaient trop nos salaires, l’entreprise perdrait des clients », dit M. Hansen. « C’est aussi simple que ça. »

Il a la foi que les résultats de son entreprise seront partagées avec lui, parce qu’il l’a déjà vécu. A 24 ans, il gagne 630 000 couronnes par an, avec des heures supplémentaires, soit plus de 70 000€. Il possède une maison de deux étages à Kristiansand, et il a deux voitures, une Audi et une Volkswagen électrique. La vie des dirigeants d’entreprise ne semble pas très éloignée de la sienne.

« Le PDG. est une personne humble », dit-il. « Il te dit bonjour et tu peux discuter avec lui. »

Mais pour certains travailleurs, la chute des prix du pétrole a mis à l’épreuve la confiance dans le marché norvégien. A Arendal, une ville côtière de maisons en bois, située autour d’un port, Bandak, un employeur local a succombé à la crise. L’entreprise fabriquait des équipements de raccordement d’oléoducs. À mesure que les commandes se faisaient rares à la fin de 2014, une série de mises à pied commencèrent. Les travailleurs ont fini par accepter une réduction de salaire de 5% pour épargner leur emploi.

« Nous voulions garder tous nos employés, donc nous sommes restés solidaires », a déclaré Hanne Mogster, l’ancienne directrice des ressources humaines. « Il y avait beaucoup de confiance. »

Mais l’entreprise a rapidement fait faillite. Et c’était le cas pour les 75 travailleurs restants.

Per Harald Torjussen, qui travaillait sur la chaîne de montage de Bandak, a réussi à trouver un emploi dans une usine voisine à un salaire légèrement meilleur. Pourtant, sa confiance a été ébranlée.

« C’est beaucoup moins sûr », dit M. Torjussen. « Nous approchons peut-être de ce que c’est aux États-Unis et au Royaume-Uni. »